Tuesday, February 2, 2016

Pour lutter contre l'EI, "il faut s'intéresser à son pouvoir de séduction"


Selon l'anthropologue franco-américain Scott Atran, on ne pourra pas gagner la guerre contre l'Etat islamique si l'on ferme les yeux sur les raisons de l'attrait qu'il exerce sur la jeunesse. Interview.
Scott Atran, 63 ans, anthropologue franco-américain, est spécialiste du terrorisme et de l’islamisme radical. Directeur de recherche au CNRS et à l’université d’Oxford, il dirige un groupe de chercheurs qui entre en contact avec des combattants d’Al-Qaïda ou de l’Etat islamique et étudie leur terreau en Europe, notamment dans la banlieue parisienne ou dans certains quartiers déshérités en Espagne. Il a été entendu par le Conseil de sécurité de l'ONU en avril dernier.
Selon Scott Atran, les pays occidentaux, et la France en particulier commettent une erreur majeure face au terrorisme : ils ne cherchent pas à comprendre ce qui se passe dans les têtes des recrues de l’EI et pourquoi ce dernier exerce un tel attrait pour une partie de la jeunesse. Il est l’auteur de "Au nom du Seigneur, La religion au crible de l’évolution" (Ed. Odile Jacob) et "Talking to the Enemy" (Ed. Penguin)
Il vient de publier un long texte sur le sujet dans la revue numérique américaine "Aeon", qu'avec l'autorisation de cette dernière, nous avons traduit en Français :

Quel jugement portez vous sur la manière dont le gouvernement français a répondu aux attaques terroristes ?
- Je suis surpris par l’absence de sérieux avec lequel cette question est traitée. On se borne à traiter les auteurs de ces attentats de terroristes, de criminels, mais on n’essaye pas une seconde de comprendre pourquoi l’Etat islamique suscite une telle séduction chez une partie de la jeunesse. Cela ne semble intéresser personne.
Le gouvernement fait l’autruche sur la crise morale qui frappe cette jeunesse, sur la fatigue de la démocratie et des valeurs libérales, sur la coupure entre les dirigeants et ces jeunes. On se borne à parler de problèmes d’immigration, d’intégration, d’héritage colonial, mais le problème va en réalité bien au-delà.  
On consulte des experts, toujours les mêmes, des universitaires qui ne sont jamais au contact avec la jeunesse qui pourrait être séduite par l’Etat islamique. Pourquoi ne consulte-t-on jamais les jeunes qui sont ciblés par l’EI ? Pense-t-on vraiment que ces sérieux experts seront plus utiles qu’eux pour comprendre ce qui se passe ? On range les jeunes attirés par le terrorisme sous l’étiquette "nihilistes" ce qui est le meilleur moyen de ne rien comprendre. Alors qu’il devrait être considéré comme urgent d’aller leur parler.
On fait le choix de l’ignorance. Alors on parle de "lavage des cerveaux", ce qui ferme la discussion. De grandes manifestations sont organisées, au cours desquelles on constate collectivement l’horreur de ces attentats et on se réchauffe le coeur. On mobilise des milliers de policiers et de militaires… mais c’est tout. Et la situation reste identique à celle d’avant les attentats.
On promet certes de surveiller plus efficacement les individus potentiellement dangereux. Mais même si vous pouviez suivre à la trace chacun d’entre eux pendant le prochain quart de siècle, vous ne pourriez empêcher leurs idées de se répandre.
N’y a-t-il pas une forme de nihilisme, chez ces jeunes gens, souvent délinquants, qui souffrent de marginalisation, se sentent humiliés, et décident d’aller se faire exploser au nom d’une religion qu’ils connaissaient très peu jusque-là ?
- Parler de nihilisme, c’est une façon de nier l’existence, chez ses adversaires, de valeurs et la sincérité profonde de leurs croyances. On avait fait la même erreur avec le nazisme. Hitler avait développé une morale, aussi horrible fût-elle, et de très nombreux Allemands y adhéraient avec exaltation, prêts à des sacrifices glorieux pour la faire avancer. Mais à l’époque, on jugeait impossible de croire aux fadaises national-socialistes.
Lorsque, lors d’une projection au New York Museum of Modern Art, Charlie Chaplin et René Clair avaient visionné ensemble le "Triomphe de la volonté" de Leni Riefenstahl (1935), une ode au National Socialisme, Chaplin riait ! Plus clairvoyant, René Clair, lui, était terrifié, craignant que, si le film était diffusé plus largement, l’Occident ne s’en remette pas. Il a fallu d’ailleurs un effort militaire massif de la part des Américains et des Soviétiques pour surmonter le zèle des combattants nazis.
Comme le nazisme, l’EI porte des valeurs. Elles sont apocalyptiques (dans la mesure où l’EI veut détruire une bonne partie du monde pour le sauver) mais force est de constater qu’elles sont attrayantes pour une partie de la jeunesse, qui cherche une raison d’espérer, de se dépasser. Ce sont des valeurs qui aident ces jeunes à définir ce qu’ils sont. Ils sont prêts à sacrifier jusqu'à leur vie pour elles.
Il y a beaucoup de délinquants parmi les recrues de l’EI, c’est vrai, mais ils veulent justement être autre chose que des délinquants. Et l’EI leur propose une solution qui redonne sens à leur vie. Et cela marche terriblement. Nous pouvons prévoir la volonté de se battre et de faire des sacrifices en étudiant deux comportements prédictifs : le refus de faire des compromis lorsqu'il s’agit de la cause sacrée qu’on défend et le degré de fusion avec ses camarades militants. Nous constatons que les recrues de l’EI sont intransigeantes sur ces deux tableaux.
Si l'on parle de nihilisme, c’est aussi parce que les valeurs de l’EI sont extrêmement négatives...
- On ne voit que le pan négatif du discours de l’EI : les attentats, les têtes coupées, le refus de la musique, le traitement des femmes... Mais ce ne sont pas les seules cordes sur lesquelle les islamistes radicaux jouent. Si on explore les discours et les références spirituelles des djihadistes, on constate ainsi l’importance des rêves de la poésie.
Pour convaincre, ils peuvent passer des centaines d’heures au téléphone, et discuter de la situation personnelle et des aspirations de la personne qu’ils veulent recruter : "Je sais que c’est difficile pour toi de quitter tes parents, ta frustration ne vient pas du fait que tu as perdu ton travail,  le plus important pour trouver le bonheur ne passe pas par des choses matérielles, tu dois agir directement sur les causes du malheur, le tiens et celui des gens comme toi tout autour de la planète, etc"
Comment expliquez-vous que les pays européens, la France en particulier, génèrent beaucoup plus de terroristes islamistes que les Etats-Unis ?
- Les Etats-Unis ont été conçus pour accueillir des immigrants. De fait, on constate que dès la première génération, les immigrants musulmans dépassent le niveau de vie moyen et le niveau d’éducation moyen des Américains. En Europe, c’est l’inverse qui se passe souvent : à la deuxième génération, les familles musulmanes issues de l’immigration sont aussi pauvres, sinon plus… En France, plus de la moitié de la population carcérale est de culture musulmane - les deux-tiers, a même affirmé Jack Lang -, alors que les musulmans ne représentent que 7 à 8% de la population. Or vous vous radicalisez, en prison. Et si votre situation n’a pas changé lorsque vous en sortez, vous vous radicalisez encore plus.
Aux Etats-Unis, ce phénomène n’existe pas. La police de New York parle même de "prislam" (l’islamisme des prisons) mais c’est une façon de dire que l’islamisme militant est confiné au milieu carcéral : il meurt à la sortie de prison, faute de communauté radicalisée pour accueillir les anciens détenus.
Le seul moyen, pour lutter contre l’attraction de l’islamisme, est-il de proposer des valeurs transcendantes concurrentes ? Le retour du drapeau tricolore, de la Marseillaise et du tryptique républicain "Liberté, Egalité,Fraternité" est-il ainsi une bonne façon d’aborder le problème ?
- Selon nos études, peu de gens sont prêts à des sacrifices au nom des valeurs libérales et démocratiques. En France et en Espagne, on était autour de 20% avant les attentats, le taux est monté à 60% juste après, et il est redescendu depuis à 30%. Ce sont des scores très inférieurs à ceux des militants de l’EI, qui sont prêts à mourir pour leur cause.
Mais si les valeurs républicaines ne suffisent pas, quelle alternative au rêve exalté de l’EI peut-on proposer ?
- Ca, c’est la question à 1 milliard de dollars ! Ce qui manque effectivement c’est un discours, qui réponde à une soif d’idéalisme, de rébellion, d’aventure, de gloire, de camaraderie... Le renforcement de la sécurité, les efforts militaires sont importants pour stopper la diffusion territoriale et l’accumulation de ressources par l’EI, mais cela ne suffira pas.
Je n’ai pas la réponse à votre question, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’il faut la poser à la jeunesse elle-même. Que font les institutions internationales et les gouvernements sur le sujet ? Pourquoi ne pas créer une plateforme où on inviterait les jeunes du monde entier à débattre et formuler des idées ? A-t-on engagé une étude approfondie pour étudier ce qui marche contre le terrorisme ? Hélas non, aucune étude sérieuse n’est en cours.
Au lieu de cela, dans une large mesure, on se contente de rester dans une discussion sclérosée entre des experts coupés de la jeunesse, et des leaders qui campent dans le paysage politique depuis des décennies…

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